Chez nous sans permission !
On m’a raconté qu’au dernier Chapitre Général des Abbés et Abbesses OCSO d’Assise, le jour consacré à commenter et partager sur le thème des laïcs cisterciens, une abbesse aurait dit :
« Avec eux, l’Esprit est entré dans notre maison sans nous demander la permission… »
Elle a dû s’expliquer plus en détail devant ses compagnes du Chapitre, mais je n’ai entendu que ce commentaire bref et savoureux et je dois concéder qu’il m’a impressionné. Dans un premier temps, goûtant ce que ses paroles avaient d’amical et de beau, je l’ai appliqué à mon cas personnel : « Si un seul de mes frères moines pouvait s’exprimer ainsi en se référant à ma personne au monastère ; si un seul avait senti un petit souffle de l’Esprit de par ma présence chez lui, je comprends qu’il serait alors docile, même inconsciemment à l’action de l’Esprit, puisqu’Il est Celui qui entre « sans permission» « en dedans » de moi et « dans sa maison ».
Immédiatement après, j’ai observé la vie nouvelle qui croît dans la famille cistercien-ne. Des laïcs et des fraternités liés à des communautés monastiques ont entrepris un chemin qui, pas à pas, doit se parcourir avec calme, prudence et respect ainsi qu’avec confiance, joie et espérance. Il s’agit là d’un chemin commun que nous parcourons, moines et laïcs ensemble mais sans carte, ni guide des bonnes adresses, ou chronique d’expériences antérieures. C’est ainsi tout simplement parce que le seul qui sache où l’on va, comment il s’agit d’y aller, s’Il entre, sort ou demeure, c’est l’Esprit. Il nous revient de chercher les traces qu’il laisse et de le suivre dans la confiance.
Puisque nous parlons du cadre cistercien, nous devrons nous référer bien sûr à ce qu’en dit Saint Benoît (RB 53, 1) : « Tous ceux qui se présenteront au monastère, on les accueillera comme le Christ ». En principe, nous savons que l’accueil fait partie de la règle monastique, ce qui n’est pas rien en ces temps actuels où l’individualisme et la peur nous mettent en garde, du moins dans un premier temps à l’approche de « l’autre ». Mais au monastère, il en va différemment, du moins, cela doit être ainsi si l’on suit les indications de la Règle de Saint Benoît.
Cette histoire de rencontre commence devant une porte. D’un côté nous trouvons un laïc qui sonne et de l’autre un moine qui ouvre. Nous devons nous arrêter ici et discerner ce à quoi nous nous engageons, maintenant que nous sommes appelés, si nous nous laissons mener docile-ment les uns et les autres par le doux et libre mouvement de l’Esprit. Il existe en effet de nombreuses manières d’arriver, d’entrer, de rester ainsi que de laisser entrer, de recevoir et d’accueillir.
Arriver et laisser entrer
Depuis le monde extérieur, on arrive par les chemins les plus divers. Il y a celui qui cherche un espace de silence et de solitude pour refaire ses forces, un autre a besoin d’un temps consacré à la prière sans distractions ; on vient chercher Dieu car dehors on ne sait plus où le trouver et on désire voir s’il se cache par là. Il y a aussi ceux qui arrivent au monastère pour des raisons beaucoup moins « spirituelles » : un ami les a amenés qui ne voulait pas venir seul ; ou bien ils aiment l’art et les vieilles pierres, ou plus simplement encore, en voyage, ils se sont arrêtés pour un café et c’était l’heure des visites.
D’un autre côté, quelqu’un ouvre la porte et laisse entrer. Dans ce qui est vu, dans les petits détails d’un premier regard, avant même d’échanger une parole, l’on perçoit de nom-breux messages. Celui qui arrive peut se retrouver face à un interphone ou un tour sans accès visuel à son interlocuteur. Il peut aussi saluer un moine ou une moniale souriant qui finit de lui ouvrir la porte. Ou bien encore, il peut entrer directement au magasin du monastère et voir un moine ou une moniale affairé servant tout le monde avec amabilité et laissant percevoir sa vie dans le bref moment que demande la vente d’une carte postale, d’un pot de confiture ou d’un billet pour la visite.
Entrer et recevoir
Dans un second temps, après l’arrivée et la visite, quand celle-ci est possible, certains se sentent poussés à aller plus loin. Intérêt ? Curiosité ? Recherche ? … Les chemins du Seigneur sont difficiles à déterminer et chacun demeure unique. L’un s’intéressera à la communauté (combien sont-ils et depuis combien de temps, que produisent-ils etc..), un autre demandera l’horaire des offices et la possibilité d’y participer… Des questions nombreuses et variées surgissent dans la tête de qui désire aller un peu plus loin.
Ici même commence l’art de recevoir. Chaque communauté choisit librement, en en assumant avantages et inconvénients, de quelle manière elle désire partager sa vie monastique avec ceux qui viennent de dehors. Elle peut trouver suffisant le contact minimum qui consiste
à entrer, visiter et acheter un souvenir quelconque en gardant exclusivement pour soi tout ce qui est relatif à la célébration liturgique. C’est une manière de faire. Une autre est de partager, dans la brièveté et le temps minimum requis pour l’accueil, à la porterie ou au magasin, avec simplicité et en peu de mots, ce que vit cette communauté : si elle accueille comme essence de sa vie monastique ou si elle assume avec résignation la relation avec le « monde extérieur » comme une charge pesante ou un danger imminent.
En cas d’ouverture, celui qui vient du dehors et s’intègre à la prière monastique avec la communauté, peut percevoir de nombreux aspects différents. Les uns croiront avoir traversé un tunnel temporel et se retrouver projeté des siècles en arrière ; d’autres retrouveront le sou-venir d’un jour d’enfance où leur grand-mère les amena visiter un couvent. Le langage de la prière leur semblera étrange, même si il est dans la langue locale ; il se peut que les moines ou moniales lui paraissent sérieux, lointains… Certains aussi dès le premier instant s’intègreront pleinement à cette forme de prière à laquelle ils ne sont pas habitués, leur causant une vérita-ble surprise. La prière chantée de la communauté (qui n’a pas à être angélique ni parfaite), les intentions de prière qui renvoient à la réalité du monde, les temps de silence et même la « gymnastique liturgique » lui montreront que la prière monastique trouve ses racines dans la prière de ceux qui cherchent Dieu en tous temps.
Dans la chapelle ou à l’église, on perçoit de nouveau ce que cette communauté concrète comprend et assume de l’acte de recevoir celui qui vient du dehors. Parfois, même dans une situation de proximité et d’intérêt, dans le partage de la prière, on note des signes et des gestes qui par eux-mêmes induisent la séparation. Il n’est pas pareil d’entrer dans un espace de prière où celui qui arrive intègre le chœur que forme la communauté que de se sentir de l’autre côté de la grille, et je ne dis pas cela au sens figuré. Il y a trop de grilles qui interdisent l’approche dans la simplicité, de ce trésor qu’est la vie monastique et du message que celle-ci porte pour le monde extérieur. Certaines grilles sont en fer forgé, d’autres psycho-logiques. D’un autre côté, cela ne veut pas dire que pour prier ensemble, il faille s’intercaler, voire « s’incruster » dans l’espace de la communauté. Il est nécessaire d’être extrêmement respectueux de l’intimité avec laquelle on est reçu et plus encore quand sont ouvertes les portes d’une maison, d’une vie. Partager n’est pas s’imposer. Partager la prière, c’est s’ouvrir à la possibilité de la rencontre dans la recherche de Dieu. Ce n’est pas différent de ce qui se passe dans le monde extérieur où lorsque l’on est invité à manger chez des amis, on ne nous demande pas de nous installer dans la chambre ni de remettre de l’ordre dans le grenier.
Partager la prière signifie ouvrir un espace de partage sacré parce qu’il expose l’inti-mité de l’autre. Ce à quoi nous sommes appelés c’est à nous rencontrer en ce lieu intime –personnel et communautaire – où nous nous reconnaissons frères, ce lieu où réside celui qui est le Père … de tous.
Rester et accueillir
Celui qui est arrivé est entré. Il a été simplement et sincèrement accueilli et se décou-vre un nouveau désir. Entrer et jeter un coup d’œil lui semble trop peu, il désire quelque chose de plus, il veut rester quelques jours au monastère. Il ose donc demander s’il y a une hôtellerie et de la place de libre sur l’agenda de l’hôtelier (le phénomène d’urgence et le bruit du monde extérieur amènent chaque jour plus de gens à rechercher la tranquillité de la vie monastique). Ainsi commence l’expérience de rester, c’est-à-dire d’entrer dans la prière, le silence, la solitude, le temps (qui dans un monastère a sa mesure propre et spécifique), les lumières, les ombres et les rencontres de la vie monastique. En définitive, ici commence le temps de découvrir que cette vie porte un message pour les femmes et les hommes de ce temps. Ce n’est plus l’écosystème fermé d’autrefois, conservé aujourd’hui dans les parcs à thème, mais un chemin qui mène aux piliers sur lesquels, au fond, au plus profond, nous avons l’intuition que se fonde la vie complète, stable et pleine de l’être humain : prière, silence et solitude en communauté.
Pour rester au monastère, il est impératif d’y être accueilli. Ce travail est celui des habitants de cette maison et nous savons que ce que Saint Benoît en a écrit en fait plus une vocation qu’un travail, ce qui n’enlève rien à ce dernier.
L’accueil est le point crucial de cette relation intra-extra muros comme diraient les anciens. Aujourd’hui pour mieux le comprendre, l’on dirait que l’accueil est l’espace où s’ouvrir à la possibilité d’une rencontre entre ceux qui vivent en dedans et en dehors des monastères. Quoique ce soit les premiers qui accueillent, les deux parties assument une grande responsabilité. Accueillir et être accueilli exigent une finesse toute particulière, un respect et une maturité, une humble patience et de grandes doses de liberté, de générosité et de reconnaissance. En définitive, l’exigence est celle de regarder les autres avec les yeux de Dieu. Le regard part de l’intérieur vers l’extérieur et depuis l’extérieur vers l’intérieur jusqu’à la reconnaissance mutuelle.
En pensant à cela, m’est revenu à l’esprit une simple rencontre avec un moine en faisant le tour du cloître. Je disait au-revoir après avoir partagé quelques jours de prière avec cette communauté Je ne voulais pas partir sans transmettre de quelque manière combien je me sentais accueillie et aimée quand j’arrivais au monastère et la grande reconnaissance que cela éveillait en moi. Le moine très souriant et sous forme de boutade me dit : « Pourquoi voulez-vous venir au monastère ? » . Il pensait aux laïcs, qui venons du monde extérieur. Je l’ai regardée, très surprise : « Comment ne pas désirer venir au monastère ? Ici nous recevons tellement, nous recevons ce qui manque tant dehors ! » Le moine, prenant un ton plus sérieux me dit : « Bien sûr, bien sûr, mais nous aussi nous recevons de vous. » Je ne le comprenais pas, je ne comprenais pas que je puisse apporter quoique ce soit, je me voyais seulement comme recevant. Il a continué à m’éclairer : « Nous aussi, nous recevons de vous quand vous venez au monastère. De plus, vous devez nous parler, il est très bon que vous nous parliez ». J’étais réellement surprise que ce moine me dise que nous les laïcs devions leur parler. Je ne comprenais pas ce que je pouvais apporter à une communauté de moines contemplatifs.
J’ai continué à me rendre à ce monastère et peu après, j’ai réalisé ce qu’avait voulu me dire ce moine.
L’Esprit part de l’intérieur vers l’extérieur et depuis l’extérieur vers l’intérieur lorsque nous nous ouvrons au partage des dons et des charismes, c’est-à-dire quand nous marchons ensemble. De ce point de vue-là, je peux comprendre les paroles de l’abbesse au Chapitre Général.
Mari-Paz López Santos
Laïque du monastère de Santa Maria de Huerta (Espagne)
pazsantos@pazsantos.com